LA CHAPELLE VOCALE DE LAUSANNE
Clémence TILQUIN - soprano
Valérie BONNARD - mezzo-soprano
Tristan BLANCHET - ténor
Raphaël HARDMEYER - basse
La Chapelle Vocale de Lausanne
Ensemble vocal Mimesis
Ensemble Baroque du Léman
Direction: Gonzalo MARTINEZ
Dimanche 3 novembre 2024 Temple de Lutry - 17h00
François-Joseph GOSSEC
(1734 - 1829)
Grand Messe des Morts
François-Joseph Gossec
(Texte de André Wyss - 2017)
De 1734 à 1829, la vie de Gossec recouvre celles de Mozart, de Beethoven et de Schubert ; à la mort de Bach, il a déjà 16 ans et il est musicalement formé ; quand il meurt, Berlioz a 26 ans. Il commence à écrire lorsque le Baroque jette ses derniers feux ; il s’en imprègne pour innover, et il annonce le préromantisme ; quand il cesse d’écrire, le classicisme est en train de céder le pas au romantisme : un an seulement après sa mort, Berlioz crée la Symphonie fantastique !
François-Joseph Gossé (dit Gossec) « monte » à Paris dès sa formation terminée, à dix-sept ans. Musicien dans l’orchestre privé de plusieurs grandes maisons aristocratiques parisiennes, il contribue à introduire en France la symphonie naissante, se fait définitivement un nom avec sa Missa pro defunctis, puis s’essaie à l’opéra, où il doit subir la concurrence, notamment, de Gluck, en train de réformer ce genre. Il sera le compositeur officiel de la Révolution française. Ses activités patriotiques l’obligeront à se faire discret après la Restauration. Quand il meurt, à 95 ans, créateur d’une œuvre abondante et polymorphe, on a commencé à l'oublier.
Missa pro defunctis
Bien qu’il ait été composé à 25 ans, ce Requiem est considéré unanimement comme le chef-d’œuvre de Gossec et comme son opus le plus novateur. On en a noté l’influence non seulement dans le Requiem de Mozart, mais encore dans celui de Berlioz. Le musicologue Carl de Nys écrit : « Dès l'introduction, le chromatisme très expressif s'impose. Tout au long de la partition, on remarque la richesse et la variété d'une orchestration proche de celle des œuvres de la maturité de J. Haydn et de Mozart. Les pages fuguées, comme par exemple celle sur Et lux perpetua, sont remarquables : Gossec maîtrise le contrepoint expressif à l’instar des grands classiques viennois. Il faut souligner aussi le travail très fouillé dans toutes les parties. Au début du Dies Irae, les cordes superposent des traits staccato à des accords indiqués forte ou piano. Toutes les nuances sont indiquées avec une précision inhabituelle ; le Lacrymosa illustre bien ce souci. On relève aussi la parfaite diction du latin et la capacité du compositeur d’exprimer par les motifs et les rythmes les moindres nuances du texte. »
Dans cette Messe des morts, tout est fait pour étonner. Qu’elle existe, d’abord ! Entre les célèbres Requiem de Gilles (1697), de Campra (1723) et de Mozart (1791), on ne peut citer valablement que le sien. Qu’un compositeur de 24 ans se soit attaqué, en 1759, à un genre alors délaissé est déjà surprenant ; qu'il ait donné à ce travail la dimension qu'on lui voit l'est encore plus : 25 numéros, 2518 mesures, 70 à 80 minutes d'exécution. Qu'il en ait pris à son aise avec la liturgie est également à noter : il saute deux tercets du Dies Irae, il renonce au Kyrie et à l’Offertoire, puis, se ravisant, il intègre un offertoire fait d’éléments qui ne lui appartiennent pas en propre ; plus encore : on ne sait toujours pas où le jeune compositeur est allé chercher le texte « Vado et non revertar » (« Je pars et ne reviendrai pas ») que l'on ne trouve même pas dans la Bible latine ! « Spera in Deo » (deux versets du psaume 41) et « Cedant hostes » ne font pas non plus partie de la liturgie de la Messe des morts. Et le compositeur a écrit lui-même le texte violent et bagarreur de ce dernier chœur, le plus développé de l’œuvre, où il démontre ses talents dramatiques. Quoi qu’il en soit, avec ce singulier offertoire, et à d’autres moments de son Requiem, il fait entrer l’opéra dans l’église.
Innovation et « teinte de gothique »
Pascal Quignard note ceci dans Sur le jadis : « Gossec mourut en 1829. Mais Gluck rapporte dans une lettre qui date de 1779 : Hier, les cheveux de Monsieur Gossec sont devenus blancs tout à coup, en une nuit. Il se trouve que Gossec avait dit de façon très curieuse à Gluck : De nos jours, chaque année qui passe, il me semble que les ouvrages que nous composons prennent une teinte de gothique. » Le gothique est synonyme ici de vieillerie. Le vieillissement soudain et fort prématuré d’un homme qui a encore cinquante ans à vivre et qui est le compositeur, depuis vingt ans, d’une œuvre novatrice, lié au sentiment que ce qu’il compose est chaque année un peu plus ringardisé, voilà qui est l’expression de quelqu’un qui sent combien les styles musicaux évoluent vite. Lui qui, plus de cent ans avant Verdi, a introduit, avec sa Messe des morts, un peu d’opéra dans les églises, lui qui a passé pour le père de la symphonie, lui qui, très prolifique, a écrit de la musique dans tous les genres, des plus nobles aux plus humbles, de la grande messe à la goguette, lui qui a vécu les querelles musicales fameuses, lui enfin qui a pu souffrir d’être toujours le second couteau de quelque génie, il a pu, plus qu’un autre, être sensible à une évolution des styles musicaux qui démonétisait rapidement ce qui sortait de sa plume comme de celle de ses prestigieux rivaux.
Certes, ce n’est pas la « teinte de gothique » qui caractérise l’œuvre qu’on entendra ce soir. Dans ses mémoires, Gossec se souvient de l’émotion produite par le Tuba mirum, lors d’une exécution donnée en 1782 qui, avec ses deux cents exécutants, annonçait le gigantisme berliozien : « On fut effrayé de l’effet terrible et sinistre de trois trombones réunis à quatre clarinettes, quatre trompettes, quatre cors et huit bassons cachés dans l’éloignement et dans un endroit élevé de l’église pour annoncer le jugement dernier, pendant que l’orchestre exprimait la frayeur par un frémissement sourd de tous les instruments à cordes. A cet effet terrible succéda bientôt dans l’orchestre un effet doux, suave et consolateur, produit par la réunion des flûtes aux clarinettes et cors dans le cantabile Spera in Deo de l’offertoire. »
Il y a bien d’autres moments de cette Messe qui produisent l’étonnement et l’admiration de l’auditeur. Tout jeune, le compositeur est forcément marqué par le style dans lequel il a été baigné, mais déjà maître de son langage personnel, et se sentant libre de le laisser se déployer, Gossec, dans tous les vers de ce texte liturgique inépuisable qu’est la messe des morts, et notamment le Dies Irae, trouve matière à exprimer sa personnalité, son invention, son imagination, son sens de la mélodie et de la couleur. Et son goût aussi de la musique « pure » dans trois fugues monumentales.